Comme je vous le disais, je trouve ce texte simplement magnifique. Mais, il l'est encore plus quand on sait qu'il est très largement inspiré de cette dernière
lettre envoyée par Manouchian à sa Mélinée :
Ma Chère Mélinée, ma petite orpheline bien-aimée,
Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m'arrive comme un accident dans ma vie, je
n'y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais.
Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.
Je m'étais engagé dans l'Armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la Victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre
et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de
mourir, je proclame que je n'ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu'il méritera comme châtiment et comme récompense.
Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous... J'ai un
regret profond de ne t'avoir pas rendue heureuse, j'aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et
d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi à
ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l'armée française de la
libération.
Avec l'aide des amis qui voudront bien m'honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d'être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possible à
mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l'heure avec le courage et la sérénité d'un homme qui a la conscience bien tranquille, car personnellement, je n'ai fait de mal
à personne et si je l'ai fait, je l'ai fait sans haine.
Aujourd'hui, il y a du soleil. C'est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère
femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus.
Je t'embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu. Ton ami, ton camarade, ton mari.
Manouchian Michel.
Au moment d'écrire cette lettre, Manouchian ne doutait pas que "chacun aurait ce qu'il mérite comme récompense et comme châtiment". Quelques heures à peine
avant son éxecution, il ne doutait pas de la victoire. Savait-il, lui qui "n'avait réclamé ni la gloire, ni les larmes", qu'il passerait à la postérité; qu'il deviendrait une icône
intemporelle de la résistance.
Quand nous avons interprété cette chanson, le 8 mai dernier, jour anniversaire de l'armistice, j'ai surtout pensé au fait que ces 23 resistants étaient pour la
plupart des étrangers; tout comme ces tirailleurs nord-africains ou sénégalais qui se sont engagés durant cette guerre 39-45. Eux aussi, "morts pour la France".
Je suis bien placé pour savoir que tous ces combattants n'ont pas toujours eu la reconnaissance qu'ils méritaient. Mais je voudrais avoir la foi de Manouchian,
et croire qu'inévitablement l'histoire finit toujours par remettre les choses à leur place.
Quand je lis ce passage :" Le peuple allemand et
tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre ", je pense à tous ces peuples qui après s'être comabattus, entre-tués, après s'être déchirés, insultés,
torturés, humiliés, parfois même massacré... ont su, après la guerre, quitter le chemin de la haine pour trouver celui de la réconciliation. Rien que d'écrire ces mots, celà semble tellement
dur à envisager et pourtant, l'histoire regorge d'exemples de peuples anciennement ennemis, devenus frères.
Aussi, en cette année 2012, en ce cinquantenaire de l'indépendance de l'Algérie; Au moment où certains changements politiques en France nous offrent un climat
un peu plus apaisé, je crois qu'il est peut-être temps, qu'à notre tour, français, algériens, et franco-algériens, nous prenions pour de bon le chemin de la réconcialiation. Et, pourquoi pas,
comme le rêvait Manouchian à son époque que nous commencions enfin à vivre en "paix et en fraternité".
Je sais ô combien les plaies de la guerre d'Algérie sont encore et toujours ouvertes, cinquante ans après; Je respecte grandement toutes celles et ceux qui
travaillent sur notre mémoire collective, sur cette page de notre histoire commune; je ne demande à personne d'oublier le passé, d'effacer, certainement pas. Mais je sais qu'il est désormais,
grand temps d'écrire ensembe une nouvelle page.
Moi, le petit-fils de poilu; moi, le fils d'immigrés algérien, moi, le franco-algérien; citoyen du monde par-dessus tout, je voudrais prendre pour exemple
Missak Manouchian, et sa grandeur d'âme. Lui qui avait compris mieux que tout le monde, qu'il y a un temps pour la guerre, un temps pour la résistance, un temps pour les partisans... mais que
l'esprit de resistance, c'est aussi et peut-être surtout résister à la haine et aux rancoeurs, lorsque nous vient enfin le temps de la paix retrouvée : ne jamais oublier, qu'on se bat avant
tout, pour un idéal plutôt que contre un ennemi.
Des deux côtés de la Méditérannée; et, au sein même de notre société, ici en France, profitons donc de ce cinquantenaire pour choisir de devenir frères. C'est
un long chemin, et contrairement à ce que certains peuvent penser, je suis tout sauf naïf : je sais bien que ce chemin peut se révéler tortueux, parsemé de pièges et d'embûches en tout
genres. Mais c'est cette voie que je choisis obstinément.
Pour tout vous dire, "les déserteurs", c'est ma modeste contribution de saltimbank à ce grand travail de réconciliation que j'appelle de mes voeux. Avec
certains de mes camarades saltimbanks, on a monté ce spectacle faisant se rencontrer la chanson française et la musique châabi; deux univers tellement différents, tellement proches.
"Les déserteurs", c' est le nom d'un café légendaire d'Alger où se seraient croisés un soir, de grands poètes et de grands chanteurs français ( voire belge pour
l'un d'entre eux ;-) tels que Georges Brassens, Léo Ferré, Boris Vian, Louis Aragon, Bernard Lavilliers, Jean Ferrat ou encore le Grand Jacques.
Ils se seraient tous retrouvés dans ce troquet, sur les conseils d'un enfant d'Alger, de confession juive, répondant au nom de Lili Boniche. Lili Boniche aimait
ce café, il aimait surtout l'orchestre des déserteurs: ces musiciens qui, chaque soir, faisaient vivre ce petit bar au rythme de la musique châabi.
Ce soir-là, les uns tournaient au thé à la menthe; les autres à la bière ou au vin; mais tous ne parlaient qu'une seule et même langue, faite de notes et de
mots. Musique et poésie, éternelles sources d'évasion, de rébellion, de désertion, de résistances et d'amour…C'est ainsi que jusque'à l'aube, ils se sont mis à chanter les uns pour les
autres, à se raconter leurs histoires de "déserteurs".
Ce café, ce moment, cette rencontre, sont autant de légendes. Peut-on croire alors ce jeune homme qui nous dit qu'il y était; qu'il a tout vu, tout entendu;
qu'il s'en souvient comme si c'était hier, et qui nous invite à revivre cet instant avec lui :
L''auvergnat, Vesoul, le déserteur, Noir et Blanc… orchestrées façon châabi, dans un petit bar d'un quartier populaire d'Alger.
Par HK